« Chavirer, ce n’est pas faire naufrage. » Ainsi s’exprimait Lola Lafon sur le plateau de La Grande Librairie le 9 septembre dernier. « On peut être boîteux, on peut être abîmé, et ne pas être naufragé. »
Chavirer, c’est l’histoire de Cléo, treize ans, issue de la classe moyenne, approchée un jour après un cours de modern jazz par une dame qui dit faire partie de la « Fondation Galatée » et lui propose d’obtenir une « bourse » – pour cela il faudra convaincre un mystérieux « jury ». En fait de jury, Cléo se trouve confrontée à un réseau de prédateurs sexuels. La violence de ce qui s’abat alors sur elle est décrit très pudiquement par Lola Lafon, par quelques mots, le toucher d’une bague froide…
Relater l’agression, ce n’est pas ce qui intéresse Lola Lafon. C’est ce qui vient après, quand on chavire. C’est un livre sur le pardon, sur la résilience, sur la survie. Ainsi Lola Lafon cite-t-elle en ouverture du roman ce très beau vers du poème « La nuit d’octobre » d’Alfred de Musset :
Si l’effort est trop grand pour la faiblesse humaine
De pardonner les maux qui nous viennent d’autrui,
Épargne-toi du moins le tourment de la haine ;
À défaut du pardon, laisse venir l’oubli.
Sauf que le roman relate ensuite très bien à quel point l’oubli ne vient pas, ne peut pas venir tant que l’on ne pardonne pas, ou plutôt que l’on ne se pardonne pas. Cléo traverse l’existence avec douleur. Alors le pardon, comment peut-il venir ? Par les rencontres. Et le plus beau dans ce livre, ce sont en effet ces rencontres que Cléo va faire, à commencer par le père de Yonnack, son ami, qui est rabbin et qui va l’ouvrir à la pensée.
Cléo connaissait-elle l’origine du mot « pardonner » ? Il se composait de « donner » (donare) et de complètement (per), c’était un acte d’abnégation totale que de pardonner. De renoncer à faire payer l’autre pour ce qu’il avait fait. Bien sûr, le passé était irréversible. Rien, aucun pardon, ne pourrait défaire ce qui avait été. Mais « Kippour » venait de « kappar » : couvrir. Et non pas effacer. Le pardon n’était pas l’oubli. L’offense ne disparaissait pas comme une tâche sur un tissu. Pas plus qu’elle n’était provisoirement « recouverte » par le pardon.
Roman du pardon donc, mais aussi de la culpabilité. Chavirer émeut aussi pour ce qu’il dit de la complicité muette des adultes :
Combien de complices avaient permis que se déroule le jeu de massacre ? Le prof de danse de la MJC, qui avait vu à plusieurs reprises cette femme venir chercher Cléo sans jamais demander qui elle était, les médecins appelés à son chevet dont aucun n’avait posé ne fût-ce qu’une question qui lui eût permis de parler, les parents de Cléo, jamais surpris des cadeaux qu’elle rapportait à la maison, la serveuse qui officiait lors de ces « déjeuners ». Qui d’autre ?
Et pourtant à aucun moment Lola Lafon n’accuse. La responsabilité pas plus que la culpabilité n’est une donnée objective.
Enfin, la force de ce roman c’est aussi ce qu’il raconte du mépris des classes sociales, à travers celui qu’on porte par exemple sur le divertissement, sur les danseuses à paillettes qui se produisent dans les cabarets, comme celle que Cléo est devenue.
Le système Galatée ne disait pas autre chose : que la meilleure gagne ! L’affaire Galatée nous tend le miroir de nos malaises : ce n’est pas ce à quoi on nous oblige qui nous détruit, mais ce à quoi nous consentons qui nous ébrèche ; de consentir journellement à renforcer ce qu’on dénonce : j’achète des objets dont je n’ignore pas qu’ils sont fabriqués par des esclaves, je me rends en vacances dans une dictature aux belles plages ensoleillées. Je vais à l’anniversaire d’un harceleur qui me produit. Nous sommes traversés de ces hontes, un tourbillon qui, peu à peu, nous creuse et nous vide. N’avoir rien dit. Rien fait. Avoir dit oui parce qu’on ne savait pas dire non.
Roman d’une très grande finesse, d’une très grande force, Chavirer est sorti le 19 août 2020 chez Actes Sud.