J’ai lu ce livre en deux jours : ça sonne comme un exploit à mes oreilles parce que le livre fait 635 pages. C’est déjà un premier signe que c’est un bon livre puisque oui, ce livre tient complètement en haleine. Les deux nuits, j’ai fait des rêves étranges : ça c’est un signe pour vous dire que ce livre est quand même assez perturbant (en tout cas à mes yeux, parce que c’est vrai que je suis facilement impressionnable).
« Histoires de la nuit » commence dans une gendarmerie située dans un hameau paumé – ça on le comprend très vite car le personnage qui parle, Christine, n’attend pas pour qu’on prenne pour sa déposition 🙂 – qui s’appelle « La Bassée », « un bled pourri du centre de la France, au milieu de rien, de champs suintant le pesticide et le cancer, l’ennui, la désertification et le ressentiment » ou plutôt dans un lieu-dit proche de ce hameau, appelé « L’écart des trois filles seules » composé de trois maisons : la première, accolée à une étable, où habitent Patrice, agriculteur, sa femme Marion et leur fille Ida, la deuxième où habite Christine donc, une artiste peintre aux cheveux oranges qui vit seule, et la troisième vide, car à louer.
Si Christine est à la gendarmerie c’est parce qu’elle reçoit des lettres anonymes menaçantes, ce qui ne semble pas l’effrayer plus que ça. Et pourtant, elle devrait ressentir de l’effroi par anticipation du jour à venir… Le roman se passe en 24h, c’est tout, 635 pages qui ne décrivent pas plus qu’une journée, une journée où l’étau se resserre au fil des minutes, jusqu’à l’arrivée d’un homme mystérieux, inquiétant, dans ce hameau paumé.
Avec Mauvignier, il ne faut pas avoir peur des grandes phrases, qui font des tours et des détours, allégories puissantes de la pensée ou de la réminiscence de ces personnages. Des phrases qui s’étendent parfois sur 2,3 pages, qui semblent s’éloigner du point de départ pour mieux y revenir. Des circonvulotions qui permettent en réalité d’ expliquer le geste ou la parole qui finit à un moment donné par sortir du personnage. Le livre de Mauvignier est ainsi semblable à un film avec beaucoup d’effets spéciaux : le personnage s’apprête à agir, puis pause : on entre dans son cerveau ou on voit son passé, et puis l’action reprend. Il est fait de lenteurs magnifiques, exposés complexes de ce qui fait et construit l’action à venir. Un style inimitable, un peu déroutant au début, mais qui nous emporte, qui crée de l’attente, qui demande parfois – c’est vrai – une relecture approfondie de la phrase mais qui redonne à la réalité toute sa profondeur de champ.
Au-delà du style, un des grands intérêts de ce livre, ce sont ces personnages, à commencer par Patrice, agriculteur resté au pays quand les deux frères sont partis à la ville, endetté, travailleur, amoureux de sa femme Marion, qui le repousse, semble le tenir à distance. Les scènes de la vie conjugale sont je trouve d’une acidité et d’une justesse rarement décrites en littérature. Notamment ce passage du roman qui raconte comment Patrice tous les soirs prépare le repas, puis dès que Marion rentre du travail, s’arrête : c’est elle qui sert le repas, elle qui va coucher sa fille, pendant que lui va s’assoir dans le canapé, la laissant ensuite tout ranger. Et Patrice tout en sachant ce que cela a de macho, s’auto-convaincre que ça ne l’est pas :
Marion se retrouve face à la table non débarrassée (…) il le sait, ça la fatigue car elle aussi travaille, elle aussi est fatiguée, et bon dieu pourquoi, plutôt que de s’asseoir dans le canapé en attendant qu’elle raconte son histoire à sa fille, pourquoi, plutôt que de se vautrer dans la télé, il n’aiderait pas sa femme, lui qui a tant de fois répété qu’il serait prêt à tout pour elle, pourquoi alors, sans aller jusqu’à faire tout pour elle, il ne se contenterait pas de se lever et d’aller ranger la table, de la nettoyer, de mettre les assiettes dans le lave-vaisselle plutôt que d’attendre que ce soit elle qui s’y colle, pourquoi il ne demande même pas si elle a besoin d’aide, comme si elle aurait pu ne pas apprécier qu’il débarrasse la table de temps en temps, plutôt qu’à rester comme il le fait sans jamais s’interroger sur les raisons qui le poussent à ne rien faire, comme si, parce que l’habitude avait été prise, on ne pouvait pas la remettre en question ou comme si, une fois encore, c’était l’histoire de faire allégeance à des survivances, des ombres, des rites, des coutumes traînant leurs vieux codes surannés et misogynes alors que lui, Patrice, est convaincu qu’il n’a rien à voir avec ça.
Autre personnage qui rend le récit passionnant : sa fille, qui par son regard d’enfant, « capte » tout, absorbe tout, et se fait des scenarii du pire à chaque fois qu’elle ne comprend pas ce qui se passe, vision absolument juste de l’enfance, que les adultes croient protéger en ne disant rien, sans se rendre compte que c’est en fait bien pire que de dire la vérité.
« Histoires de la nuit » est un thriller qui monte en puissance, qui réussit la prouesse de passer d’un point de vue d’un personnage à l’autre pour décrire une même scène à travers leurs regards croisés, et d’y revenir toujours jusqu’à en avoir épuisé le sens.
Le livre est paru aux Editions de minuit le 3 septembre 2020.